Christian Francis, Libanais de 36 ans, a retrouvé l’épave du cuirassé, navire amiral de la flotte britannique de Méditerranée, coulé le 22 juin 1893. Récit d’une quête miraculeuse.
Dans le port de Tripoli, comme dans tous les ports du monde, les pêcheurs sont les dépositaires d’histoires qui se transmettent de génération en génération. L’une d’elles conservait jusqu’à récemment un parfum de mystère qui en faisait un récit à part. Elle évoquait l’existence d’une épave, quelque part au large de cette ville du nord du Liban. L’épave d’un très grand navire de guerre anglais. Le Victoria, croyait-on savoir. Le naufrage s’était produit vers la fin du XIXe siècle. Où exactement ? Et dans quelles circonstances ? Tout juste savait-on que c’était quelque part là-bas, à proximité du groupe des îles aux Lapins, et que le navire reposait à une très grande profondeur, 140 mètres environ. Trop profond pour susciter la curiosité des plongeurs locaux. C’était compter sans l’obstination d’un certain Christian Francis, jeune homme d’affaires libanais et passionné de plongée sous-marine.
« Pour trouver une épave, il faut toujours parler aux pêcheurs et croire aux légendes orales transmises de père en fils. Moi, je me suis accroché des années à cette histoire et je ne l’ai plus lâchée », raconte ce Beyrouthin, 36 ans, directeur d’une société d’import-export et patron d’un club de plongée à Enfeh, au nord du pays. Le 22 août 2004, au terme d’une quête de plusieurs années, c’est lui qui, selon le terme consacré, a « inventé » l’épave du HMS Victoria. Ce navire amiral de la flotte britannique de Méditerranée de la fin des années 1800 était l’un des tout premiers cuirassés de l’histoire navale militaire. Lancé en 1887, il coula six ans plus tard des suites d’un accident absurde. Ce fut le plus gros désastre de la Marine britannique par temps de paix. A l’époque, la catastrophe provoqua des remous considérables jusqu’aux plus hauts échelons de l’amirauté.
Jamais personne n’a su expliquer comment le vice-amiral George Tryon avait pu donner l’ordre qui allait provoquer la collision fatale avec un autre navire de l’escadre, le HMS Camperdown, ce 22 juin 1893 au large de Tripoli. Ni la Cour martiale de Sa Majesté réunie un mois plus tard à Malte ni l’historien naval britannique Richard Hough, qui consacra sa vie à essayer d’élucider la grossière erreur commise par l’un des plus grands tacticiens navals de son temps. A défaut de réponses satisfaisantes, son livre, Admirals in Collision, ne suggère que des pistes.
En cet après-midi de 1893, l’amiral Tryon décide de mouiller l’ancre au large de ce qui était alors les côtes de l’Empire ottoman. Auparavant, il ordonne à sa flotte, dix navires, de former deux colonnes - l’une dirigée par le HMS Victoria d’où il commande la manœuvre ; l’autre par le HMS Camperdown. Suit l’ordre d’effectuer un demi-tour par l’intérieur. Les deux files de navires ne sont pourtant distantes que de 1200 yards, distance non réglementaire pour ce type de manœuvre. La collision entre les deux bâtiments de tête semble inévitable. Mais Tryon jouit d’une si grande aura que ses officiers lui font confiance. Ils pensent qu’il dispose d’un « truc » pour éviter la collision.
Mais l’inévitable se produit. Le monstre de 103 mètres de long pour 21 de large, équipé de deux puissants canons à la proue et reconnaissable à ses deux cheminées blanches côte à côte, sombre en une dizaine de minutes à peine. « It’s all my fault », aurait dit Tryon avant de disparaître avec 358 membres d’équipage, tandis que 350 autres réchappaient au drame.
La quête de Christian Francis commence par hasard, en 1996. A l’occasion d’une mission scientifique effectuée pour le compte de l’Université américaine de Beyrouth en 1996, il doit topographier les « blue holes », ces formations géologiques sous-marines d’où sortent de puissants geysers d’eau douce. Le pêcheur qui l’emmenait faire ces plongées profondes au nord de Beyrouth lui parle du fameux Victoria, coulé au large de Tripoli. « Ma chance, personne ne s’était lancé à sa recherche », se souvient-il. La guerre du Liban n’avait pris fin qu’au tout début des années 90. Beyrouth n’avait été réunifiée qu’en 1992. Jusqu’à cette date, Christian Francis limitait ses plongées aux côtes de ce qu’on appelait alors le « réduit chrétien », qui s’étendait des quartiers est de Beyrouth au sud à Barbara, près de Byblos au nord. « Pas question pour des plongeurs « de l’Est » de se risquer à visiter l’épave du Souffleur, un sous-marin français coulé au large de l’aéroport pendant la Seconde Guerre mondiale », explique-t-il. Et encore moins au large de Tripoli.
L’aventure prend forme fin 1996 lors d’un séjour que Christian Francis effectue à Londres. Il se rend alors au National Maritime Museum de Greenwich et visite le service de la documentation. « J’ai donné les trois éléments dont je disposais : Victoria, Tripoli, XIXe siècle. J’ai constaté avec surprise que de nombreux livres avaient été écrits à ce sujet, dont le fameux Admirals in Collision. J’ai alors compris l’importance de ce bateau et je me suis mis en tête de le retrouver. »
Mais en cette seconde moitié des années 90, Christian Francis est trop occupé. Ses activités d’enseignement de la plongée et de commerce l’empêchent de se lancer à la recherche de l’épave. Dans le Liban de l’après-guerre, tout est à reconstruire et ses affaires tournent à plein régime. Il n’en garde pas moins le nom du cuirassé dans un coin de sa mémoire et profite de chacun de ses passages dans la capitale anglaise pour approfondir ses recherches documentaires. Le déclic se produit en avril 2003. De passage à Londres une nouvelle fois, il consacre une journée à des recherches au National Maritime Muséum. « Ô surprise, le bibliothécaire me sort les minutes du jugement de la Cour martiale de 1893. J’y découvre avec stupéfaction le rapport de Maurice Bourke, le second de Tryon et capitaine du Victoria, sur les circonstances du naufrage, dans lequel il donne la position du navire et la profondeur approximative des fonds au moment de la collision. Grâce à ses données essentielles, j’ai su que je retrouverais l’épave. »
Son désir vire à l’obligation morale lors d’une visite au cimetière naval de Tripoli, nommé « Victoria » comme le navire jadis coulé. Six marins dont le corps a été rejeté à la côte le lendemain du drame y sont enterrés. Une commission des cimetières du Commonwealth venait de visiter l’endroit peu auparavant. Le Libanais se souvient : « J’ai consulté le livre d’or et comme si ma main avait été guidée par une force mystérieuse, j’y ai écrit en anglais : « I will bring HMS Victoria back to memory, diving » (ndlr : Je ferai revivre le souvenir du HMS Victoria en plongeant) ».
Commence alors une méticuleuse revue de matériel : achat d’une caméra étanche jusqu’à 150 mètres, révision complète de l’installation de compression pour mélanges gazeux qu’il va falloir utiliser pour plonger à grande profondeur, mise en cale sèche et préparation des bateaux de plongée. En mars 2004, Christian Francis rachète au National Maritime Museum des photos d’époque du Victoria, histoire de se familiariser avec sa physionomie. Au printemps, il fait la connaissance à Londres de Mark Ellyat. Ce Britannique venait de pulvériser quelques semaines plus tôt le record du monde de plongée profonde en solo en atteignant -313 mètres. « J’avais besoin de partenaires de tout premier choix, j’ai su que Mark serait l’un d’eux. » L’expédition est fixée à l’été. Elle sera menée dans la plus grande discrétion.
Entre-temps, Christian Francis a reconnu la zone évoquée par le capitaine Bourke. Il y a délimité de manière plus précise l’aire à prospecter au moyen d’un sonar. L’écran de contrôle n’a d’abord révélé qu’un « vaste désert de boue uniforme ». Mais un jour, des détails l’intriguent : « Une structure semblait flotter entre deux eaux, entourée de débris jonchant le fond. » Le 22 août 2004, dans l’après-midi, lorsqu’il se met à l’eau avec Mark Ellyat, Christian Francis ne sait pas encore qu’il touche au but. A l’endroit indiqué par l’écho du sonar, à une profondeur de -77 mètres, il aperçoit à quelques dizaines de mètres en direction du soleil couchant une imposante masse sombre : les deux hélices du Victoria ! Le navire est là, fiché à un tiers dans la boue par 140 mètres de fond, à la verticale, position dans laquelle il a sombré et s’est mystérieusement maintenu pendant cent onze ans.
En Grande-Bretagne, l’incrédulité est totale devant la réapparition sans préavis d’un bateau de légende que personne ne cherchait. L’épave est désormais considérée comme « cimetière sous-marin » par les services hydrographiques de la Marine britannique à Londres. Elle ne doit servir qu’à des fins d’étude depuis l’extérieur. Une nouvelle quête peut commencer pour Christian Francis, qui a présenté son « invention » au salon international Dive Show de Londres en février dernier : comprendre pourquoi le Victoria est demeuré ainsi, planté la proue dans la boue, comme une véritable pierre tombale. Un fait unique dans les annales de l’histoire navale.
Source : Le temps
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